Marcel Rémon : « Le pape François est mort, pas le discours social de l’Eglise »


Pour son premier voyage pontifical, François avait choisi de se rendre sur l’île de Lampedusa, le 8 juillet 2013, où il avait dénoncé la « mondialisation de l’indifférence » face aux souffrances des personnes migrantes.

Dans l’encyclique Laudato Si en 2015 sur l’écologie, il a rappelé que la crise sociale et la crise environnementale ne sont qu’un seul et même sujet. Dans Fratelli Tutti en 2020, il tançait les errements du néolibéralisme et les égoïsmes…

Dans un monde de plus en plus tenté par les replis égoïstes, cet héritage d’un pape particulièrement aimé de la gauche survivra-t-il à sa mort ? Eclairage avec le jésuite Marcel Rémon, directeur du Ceras (Centre de recherche et d’action sociale) et de la revue Projet.

Les interventions du pape François sur le social, l’économie et l’écologie ont marqué quels changements et quelles continuités dans le discours de l’Eglise ?

Marcel Rémon : Concernant les deux premiers sujets, le discours de François s’inscrit parfaitement dans la continuité de la doctrine sociale de l’Eglise qui s’élabore en tant que telle au XIXe siècle en réponse aux conséquences de la révolution industrielle. En 1891, dans son encyclique Rerum novarum sur la condition ouvrière, Léon XIII s’attaquait déjà très violemment aux « maîtres inhumains » et à « la cupidité d’une concurrence effrénée » à laquelle sont livrés « les travailleurs isolés et sans défense ». Il dénonçait « la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».

Cette préoccupation du pape François pour les pauvres, les exclus était aussi celle de ses prédécesseurs. Jean-Paul II dénonçait l’idolâtrie de l’argent, a pris fait et cause pour les migrants, affirmait que l’économie devait être au service de l’homme et non l’inverse. Benoît XVI dit la même chose en soutenant dans son encyclique Caritas in veritate qu’il n’y a pas d’économie sans gratuité.

« François a porté le fer contre les maux qui ravageaient – et ravagent toujours – son pays natal : l’ultralibéralisme et la concentration foncière »

Il ne faut jamais oublier que chaque pape parle à partir de sa propre expérience. Dans l’univers du futur Jean-Paul II, ce qui était particulièrement destructeur pour l’homme, c’était le régime communiste polonais sous lequel il a vécu et qu’il a donc attaqué frontalement. De son côté, Jorge Bergoglio [nom civil de François, NDLR] a porté le fer contre les maux qui ravageaient – et ravagent toujours – son pays natal, l’Argentine : l’ultralibéralisme et la concentration foncière. L’un et l’autre se rejoignent finalement dans la critique de systèmes économiques qui exploitent et oppriment l’être humain. La trame de fond reste la même, et cela n’a rien de surprenant : cette demande de justice sociale est dans l’identité de l’Eglise catholique.

Toujours aujourd’hui ? Avec des catholiques qui ne votent pas moins RN que le reste de la population ou un J. D. Vance vice-président des Etats-Unis ?

M. R. : Cela ne les rend pas pour autant majoritaires. Pour l’immense majorité des catholiques, il est par exemple normal que l’Eglise se positionne en faveur de l’accueil des migrants, car cela fait partie de son identité. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils soient d’accord avec un surcroît d’immigration, mais qu’ils reconnaissent le message évangélique à l’endroit de l’étranger ou du pauvre.

De la même manière, je ne vois personne dans l’Eglise attaquer l’existence d’organisations telles que le Secours catholique. Le discours social de l’Eglise a finalement toujours existé, il est dans la nature même de l’Eglise et je ne le vois absolument pas compromis, ni par la mort du pape François, ni par la montée en puissance des droites dures.

Qu’en est-il du thème de l’écologie ?

« Laudato si, sa fameuse encyclique sur l’écologie, rompt avec la vision traditionnelle de l’Eglise des rapports de l’homme et de la nature »

M. R. : C’est ici, je pense, que l’on peut parler d’un changement sur le fond amené par le pontificat de François. Laudato si, sa fameuse encyclique sur l’écologie, rompt avec la vision traditionnelle de l’Eglise des rapports de l’homme et de la nature. Jusqu’ici, la posture de l’Eglise, assise sur une certaine interprétation du livre de la Genèse, relève d’une anthropologie verticale où l’homme se situe au-dessus de la nature qu’il est chargé de dominer, d’exploiter. Avec toutefois un bémol sur la nature de cette exploitation : quand Jean-Paul II parle de domination de la nature par l’homme, il précise que cette domination doit être au service du développement et de la dignité de l’humanité tout entière. Il ne s’agit pas d’une exploitation sans conditions ni limites.

Ce n’en est pas moins une vision hiérarchique du rapport à la nature et Laudato si la renverse : l’homme n’est plus le chef, mais un être qui est coresponsable du vivant. Il doit prendre soin de la nature, se comporter en « jardinier » et non en seigneur et maître.

Quels ont été les effets concrets de ce changement de perspective ?

M. R. : Cela a généré de fortes tensions dans l’Eglise dans la mesure où cela remettait en cause des hiérarchies implicites. Affirmer que l’homme n’est pas « au-dessus de » mais « à côté de », réouvrait le vieux débat théologique sur la place de l’homme dans la Création, en écho à la question du christianisme par rapport aux autres religions. Cela conduisait également à remettre en question les hiérarchies instituées entre clergé et laïcs et, bien entendu, entre hommes et femmes. A tel point qu’on a accusé François de relativisme ou de wokisme, ce qui est parfaitement infondé. Ses positions sur les sujets sociétaux, comme le mariage gay ou l’avortement, sont toujours restées en ligne avec la tradition de l’Eglise.

Dans ce clivage entre progressistes et conservateurs, dans quel sens penche la balance après la mort de François ?

« Ce qui se joue aujourd’hui dans l’Eglise n’est pas tant un conflit de type "droite-gauche" qu’une révolution dans son gouvernement »

M. R. : Je ne parlerais pas de progressistes et de conservateurs. Ce qui se joue aujourd’hui dans l’Eglise n’est pas tant un conflit de type « droite-gauche » sur des questions sociales ou sociétales qu’une révolution dans le gouvernement de l’Eglise et de la vision qui le sous-tend. D’un côté une vision très verticale, avec une hiérarchie des personnages et des rôles, de l’autre une vision participative, en particulier des laïcs et des femmes. Avec la synodalité, François s’est fait l’avocat et l’artisan de cette seconde approche, mais à sa manière de jésuite : il faut du participatif, de l’écoute, mais à la fin, il faut une hiérarchie à laquelle on fait confiance et qui tranche.

Impossible de dire dans quel sens la balance penchera, mais l’évolution vers une église synodale, c’est-à-dire plus participative, plus collégiale, plus ouverte aux laïcs me paraît inéluctable. Il y a et il y aura des blocages dans certains diocèses, dans certains pays, mais globalement, le mouvement est en marche. De fait, un prêtre qui a la charge de vingt-cinq paroisses ne peut plus être le chef partout, il est obligé de partager le pouvoir.

Vous affichez un certain optimisme sur l’ancrage social de l’Eglise catholique et sur sa capacité de réforme interne. Qu’en est-il des sujets sociétaux ?

M. R. : On voit de plus en plus de diocèses organiser l’accueil des personnes homosexuelles, transgenres, divorcées remariées… Il y a une plus grande ouverture manifeste. En revanche, je ne pense pas que l’Eglise changera ses règles, ou pas avant longtemps. Notons toutefois qu’elle montre une certaine capacité à les oublier. C’est le cas de la contraception : les lois de l’Eglise n’ont jamais changé sur ce sujet, mais ce n’est définitivement plus un sujet de conversation. L’Eglise est composée d’hommes et de femmes vivant dans la société d’aujourd’hui : sa « mise à jour » peut prendre du temps mais elle viendra. Il suffit de se rappeler Laudato Si.