Masques, médicaments, machines… l'usine France n'a pas rattrapé son retard


« Le jour d’après ne ressemblera pas aux jours d’avant. Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne », déclarait Emmanuel Macron le 31 mars 2020, en plein pic de la première vague de Covid-19, alors qu’il visitait l’usine du fabricant de masques chirurgicaux Kolmi-Hopen à Saint-Barthélémy-d’Anjou (Maine-et-Loire).

« Notre priorité aujourd’hui est de produire davantage en France et de produire davantage en Europe. Partout où nous avons des sites de production français, de monter en volume, d’embaucher, de pousser davantage nos capacités et de créer aussi de nouvelles capacités de production », annonçait-il.

Les paroles du président venaient répondre à la stupeur qui avait saisi le pays depuis quelques semaines, lorsqu’il était apparu que le pays n’était plus en capacité de s’approvisionner en produits aussi basiques que des masques et du gel hydroalcoolique. Les pénuries de paracétamol ou de respirateurs ont aussi marqué les esprits, avant que les ruptures de stock de produits du quotidien ne prennent le relais, notamment lors des à-coups de la reprise de l’activité. Subitement, la France découvrait le prix de la désindustrialisation et la fragilité des chaînes de production mondialisées.

Cinq ans après, a-t-elle « rebâti » sa souveraineté industrielle, comme le président s’y était engagé ? Si l’on s’en tient aux masques chirurgicaux, le jour d’après ressemble furieusement au jour d’avant. Pourtant, une filière hexagonale s’était reconstituée en quelques mois, passant de 4 entreprises capables de produire 4 millions de masques par semaine à une trentaine, produisant jusqu’à 100 millions de pièces par semaine.

Las ! Les acheteurs publics ont vite retrouvé leurs vieilles habitudes consistant à se fournir auprès du moins-disant, c’est-à-dire de producteurs chinois. Et Kolmi-Holpen, chez qui Emmanuel Macron s’était rendu, a dû se résoudre en septembre 2022 à fermer le deuxième site de production ouvert deux ans plus tôt pour faire face à l’explosion de la demande.

Un mois plus tard, c’est La Coop des masques, projet ambitieux rassemblant salariés, citoyens et institutions clientes au sein d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), qui était placée en liquidation judiciaire… Un beau gâchis.

La pilule qui cache les étagères vides

Dans le secteur pharmaceutique, la situation apparaît plus contrastée. Certes, Emmanuel Macron peut se féliciter du retour de la production du principe actif du paracétamol dans l’Hexagone, où il n’était plus produit depuis 2008, grâce aux projets bien avancés de l’entreprise Seqens à Roussillon (Isère) et de la start-up Ipsophene à Toulouse (Haute-Garonne). La puissance publique, cette fois, n’a pas ménagé ses efforts, elle qui a apporté un tiers des 100 millions d’investissements nécessaires à la construction de l’usine de Seqens.

Mais le paracétamol est la pilule qui cache les étagères vides dans l’armoire à pharmacie. Aux dernières nouvelles, les pénuries de médicaments continuaient d’augmenter : en 2023, dernière année pour laquelle les données sont disponibles, l’Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) enregistrait 4 925 déclarations de ruptures et risques de ruptures de stock, contre 3 761 en 2022 et 1 504 en 2019, avant la crise du Covid.

Malgré les annonces relocalisations, le solde des ouvertures et fermetures de sites dans le secteur pharmaceutique reste déficitaire sur 2020-2024

L’impact de la réindustrialisation dans le secteur pharmaceutique, si elle a lieu, ne se fait guère sentir pour l’instant. D’ailleurs, à en croire les chiffres compilés par l’éditeur de données économiques Trendeo, malgré les annonces triomphales de relocalisations, le solde des ouvertures et des fermetures de sites industriels dans le secteur reste déficitaire de 7 établissements pour la période 2020-2024. Alors que, sur les années 2015-2019, Trendeo avait recensé deux ouvertures de plus que de fermetures.

Un indicateur, au moins, est cependant très encourageant : l’emploi qui, depuis 2023, atteint dans le secteur des sommets jamais égalés.

Dans le reste de l’industrie, le tableau s’assombrit de mois en mois. La multiplication des projets de nouveaux sites industriels en 2022 et 2023 avait laissé croire à un véritable printemps des usines, en ligne avec le volontarisme du gouvernement.

Au printemps semble cependant directement succéder l’hiver, sans passer par la case été. En 2024, pour la première fois depuis 2015, la France s’est remise à perdre des usines : Trendeo a ainsi recensé 136 annonces de fermetures de sites industriels, contre 117 annonces d’ouvertures, soit un déficit de 19 établissements. Et l’année 2025 semble encore plus mal partie.

Solde négatif

De son côté, Bercy, qui recense les ouvertures et fermetures effectives de sites industriels (et non les annonces des futures ouvertures et fermetures, comme Trendeo) dans son baromètre industriel de l’Etat, enregistre lui aussi un solde négatif de 5 usines l’année dernière.

Rétrospectivement, le printemps des usines ressemble au moins en partie à un rattrapage post-covid des projets mis en pause durant la crise sanitaire, conjugué à de moindres fermetures de sites industriels qu’à la normale : les aides, comme le prêt garanti par l’Etat (PGE) accordé durant cette période, ont en effet pu maintenir artificiellement en vie certaines entreprises en mauvaise santé. Par ailleurs, certains projets, telle l’usine Seqens à Roussillon, ne seraient pas sortis de terre sans les aides publiques, particulièrement généreuses durant cette période.

La dynamique historique de l’emploi dans le secteur – même si elle était surtout tirée par les embauches dans la branche de l’agroalimentaire – semble elle-même s’essouffler depuis la fin de l’année dernière.

Un coup d’œil à l’indice de production achève de dissiper les illusions sur le recouvrement de la souveraineté industrielle de l’Hexagone : début 2025, la production de l’appareil industriel tricolore dans son ensemble restait inférieure de 8 points à ce qu’elle était six ans plus tôt, selon l’Insee. Signe qu’il n’a jamais complètement récupéré du grand effondrement provoqué par le Covid. Difficile de parler de réindustrialisation dans ces conditions.

Dans le détail, certaines branches apparaissent plus durement touchées que d’autres. L’automobile bien sûr, dont la production a atteint l’année dernière un point bas inédit depuis les années 1960, largement imputable aux déboires de Stellantis.

Mais pas seulement : « Dans un contexte de très forte hausse des prix de l’énergie entre 2021 et 2023, les branches intensives en énergie ont été particulièrement exposées à la hausse de leurs coûts de production, ce qui a contribué à une baisse de leur production », observent les statisticiens de l’Insee dans une publication récente.

Entre novembre 2024 et janvier 2025, la production affiche ainsi une chute très marquée par rapport à mi-2021, notamment dans la sidérurgie (- 21,7 %)

Entre novembre 2024 et janvier 2025, la production affiche ainsi une chute très marquée par rapport au deuxième trimestre 2021 (soit le dernier trimestre avant que les prix de l’énergie n’augmentent fortement), notamment dans la sidérurgie (- 21,7 %), la fabrication de verre (- 19 %), les produits chimiques de base (- 15,7 %) ou encore la fabrication de pâte à papier, papier et carton (- 12,3 %).

La fabrication de ces produits – qu’on qualifie de biens intermédiaires, car ils sont destinés à être utilisés ou incorporés lors de la production d’autres biens – est un maillon crucial pour le maintien de nombre de filières sur le territoire, et participe à la souveraineté du pays.

Le placement en redressement judiciaire, en septembre dernier, du chimiste Vencorex fait ainsi craindre un effet domino : ses difficultés menacent en effet d’autres entreprises de la vallée de la chimie autour de Grenoble, telle sa cliente Arkema, et au-delà les filières du nucléaire et de la défense, Framatome et ArianeGroup, ces derniers étant tous deux dépendants de produits fournis par Arkema.

Coûts énergétiques élevés, menaces de guerre commerciale de la part des Etats-Unis, surcapacités chinoises cherchant à s’écouler à prix cassés sur le Vieux continent : nombreux sont les risques de voir l’industrie hexagonale reprendre aujourd’hui sa grande glissade. Alors même que l’hostilité de l’Amérique de Trump et le péril russe rendent un peu plus urgente encore la nécessité énoncée par le président il y a cinq ans déjà de « rebâtir notre souveraineté nationale et européenne ».

Retrouvez ici tous les articles de notre série : Cinq ans après, les promesses déçues du « monde d’après »